LE MARIN QUI BALAYAIT LA MER
(les contes de la zérosième)
Quand, après sa maladie, Scorf revint à bord du "vent des vagues",
un vieux navire qui tenait bien la mer, ses camarades le prirent pour
un nouveau matelot. Son aspect n'avait point trop changé pourtant ;
certes, il avait maigri, certes il s'était rasé la barbe mais il avait
toujours ses yeux de porcelaine dans son visage tanné et ses anciens
camarades l'auraient aisément reconnu si son caractère ne s'était point
complètement transformé. Un habitant de la Lune, s'il en existe, eût
moins surpris que Scorf les marins du "Vent des Vagues".
Avant sa maladie, Scorf était le plus joyeux matelot que vous
puissiez rencontrer. Ni la tempête ni le calmeplat n'altérait son
hymeur. Que les filets restent vides ou jettent sur le pont la moisson
argentée des sardines, il chantait toujours et jamais les mêmes
chansons. Il les avait enseignées aux matelots du "Vent des Vagues" que
ce répertoire avait rendu célèbre dans tous les ports où ils
accostaient. Scorf connaissait des chansons à boire, des chansons à
dormir, des chansons de marche, des chansons à danser, des chansons
pour scander le dur travail des rameurs dans les canots, des chansons
bretonnes, des chansons basques, des chansons de toutes les provinces.
Or, quand il reprit son service à bord du "Vent des Vagues", Scorf
ne chantait plus. Ses compagnons crurent d'abord que la maladie lui
avait coupé le souffle, que le grand air et la vie en société lui
rendraient la voix. Point. Quand le vent du large fit danser le navire
et que ses larges ondes eurent bombé les voiles, Scorf resta muet.
- Qui nous a changé Scorf? se demandaient avec tristesse les
marins sur le vaisseau singulièrement silencieux. Et ils lui dirent en
affectant de plaisanter : "Tu as perdu la mémoire, tonton Scorf?"
Il ne répondit que par un geste si vague que le soir le
maître-coq, le capitaine, le mousse et le timonier essayèrent vainement
d'en deviner le sens. Scorf ne se souciait nullement des préoccupations
de l'équipage et continuait à vivre dans un mutisme qui, de plus en
plus, inquiétait ses compagnons. Sitôt libre Scorf, au lieu de les
rejoindre comme autrefois, se retirait dans un coin du pont, de
l'entrepont ou du faux-pont et contemplait le vieux navire avec
mélancolie. Quand il en avait détaillé les voiles, les cordages et le
chargement, il regardait aussi les vagues en hochant la tête. Ceux qui
passaient près de lui l'entendaient alors murmurer : - Trop de poussière, trop de saletés, beaucoup trop...
Aucun n'osait le questionner, depuis longtemps, on savait sur le "Vent des Vagues" qu'il ne fallait point importuner Scorf.
Un jour pourtant, un jour où la mer faisait la folle sous le ciel
tristement éclairé, où Scorf semblait encore plus sombre, le timonier,
l'homme le plus hardi de l'équipage, lui demanda : -Pourquoi ne plus chanter Scorf?
Scorf, assis sur un tonneau défoncé, tourna lentement la tête, regarda le timonier et lui répondit avec dégoût :
-Pourquoi ne pas chanter? trop de poussière, trop de saletés, mon gars.
-Trop de poussière? lui dit le timonier surpris.
-Oui, trop, beaucoup trop et partout.
Il se tut un moment. Le timonier, malgré sa témérité, n'osait plus le questionner, quand Scorf lui-même continua de parler :
-Regarde, mon gars : nous sommes lessivés par les embruns et
pourtant, dit-il en passant le doigt sur son tonneau, ce fût est
répugnant. Même la mer n'est pas propre.
- J'y vois pourtant de beaux moutons blancs, dit en riant le timonier.
- De beaux moutons blancs cette mousse jaunâtre qui charrie des
morceaux de goemon, tu plaisantes, mon gars! même la mer, sit-il en
poussant un gros soupir, même la mer qu'il faudrait nettoyer!
Le timonier rit plus fort et lui répondit :
-Si le coeur t'en dit, tonton Scorf, nettoie-la!
Scorf sauta sur ses jambes :
-Tu ne crois pas si bien parler, mon gars ; je nettoierai la mer!
Que terre soit toujours souillée, que notre navire ne soit pas
impeccable, voilà qui est déjà triste et inévitable. Pourtant la mer,
avec ce vent qui devrait tout emporter, avec cette eau qui pourrait
tout engloutir, la mer est si sale que mes chants c'arrêtent dans ma
gorge. J'ai coupé ma barbe afin que mon visage soit toujours net. La
mer doit être propre et pure aussi. Je la ferai propre et pure.
Donne-moi un balai.
Il bondit lui-même dans une resserre où il prit un balai de genêt
au manche déjà noirci par l'usage et en criant : "Je nettoierai la mer,
mon gars!" Il enjamba le bordage. L'équipage accourait tant le timonier
hurlait : "Venez vite! Scorf veut balayer la mer!" Le maître coq
abandonnait ses chaudrons, la vigie, le mât d'où elle guettait
l'horizon ; les matelots laissaient les voiles et les filins ; le
timonier malgré le gros temps, négligeait un moment sa barre. Tous,
dans un grand tumulte, se précipitaient vers Scorf.
Déjà, le marin marchait sur la mer avec l'aisance d'un paysan qui
foule son champ. Il maniait le balai comme une faux. L'écume volait
autour de lui comme une herbe folle et se dispersait dans le vent et
dans le flot. Il allait, par enjambées calmes et solides, sur son
chemin mouvant de jade.
Les matelots se taisaient, fascinés par cet éblouissant
spectacle. Scorf avançait toujours de la même allure robuste tandis que
la mousse, l'écume, les débris d'algues et de plante étroitement mêlés
voltigeaient sous l'humble balai de genêt.
- Reviens, Scorf, lui crièrent ses camarades penchés sur le plat bord.
Il les regarda, fit un geste de la main et, pour la première fois depuis sa maladie, commença de chanter :
"Je ne suis qu'un vieux matelot,
Balaie, balaie mon gars
Descendu de son vieux bateau,
Balaie, balaie mon gars.
De haut en bas de bas en haut,
Balaie, balaie mon gars,
De Port-Even à Bornéo,
Balaie, balaie mon gars."
-Reviens, ne sois pas fou, lui crièrent encore les marins du "Vent des Vagues".
-Chantez plutôt avec moi, les anciens, leur répondit Scorf. Je continue :
"Que tu sois laid, que tu sois beau,
Balaie, balaie mon gars,
Balaie le ciel, la terre et l'eau
Balaie, balaie mon gars!"
Les matelots reprirent timidement d'abord l'étrange chanson que
Scorf improvisait. Le timonier seul chanta, puis le maître-coq, le
capitaine se joignit au refrain, bientôt tout l'équipage accompagnait
Scorf en choeur :
Balaie, balaie mon gars.
Et les mousses mêlaient leurs voix claires aux voix sombres des
aînés. Cependant Scorf n'entendait plus que faiblement le chant qui
répondait au sien. Le "Vent des Vagues" dérivait tandis que Scorf
lui-même, attaché à sa tâche, s'en éloignait. Il ne fut bientôt plus,
pour l'équipage, qu'une silhouette entourée d'une écume voltigeante :
-Reviens, cria encore le capitaine dans le porte-voix.
Porté sur la crête des flots, le robuste appel parvint jusqu'à
Scorf. Il aperçut son navire, simple ligne qui dansait au loin, fit un
grand geste d'adieu, reprit à deux mains son balai et, continuant à
marcher vers l'inaccessible horizon, poursuivit son travail en chantant
:
"Je ne suis qu'un vieux matelot,
Balaie, balaie mon gars
Descendu de son vieux bateau,
Balaie, balaie mon gars..."
Bientôt les marins du "Vent des Vagues" durent monter au mât pour
apercevoir ce point que cernait les courbes infinies de la houle ;
enfin, même du haut de la hume, l'équipage du "Vent des Vagues" ne vit
plus rien que le flot...
Seul désormais sur la mer, Scorf marchait sans se décourager.
Pendant des mois et des mois, il alla en balayant et en chantant sans
avoir, pour se reposer d'autre lit que le creux des vagues où il était
assez rudement bercé, qu'un rocher dont la dureté le meurtrissait.
Point d'autre nourriture que les coquillages ramassés au flanc des
îlots. Il marchait sur des flots de saphir et de topaze, tantôt
ténébreux; tantôt si transparents que leurs gouffres les plus secrets
semblaient illuminés et qu'ils livraient à Scorf leurs mystères. Il
monta vers les terres que borde la blanche couronne des glaces, il s'en
retourna promptement tant le froid lui paralysait les doigts. Il longea
alors, dans les régions perdues, des îles posées comme d'éclatantes
fleurs sur le brûlant reflet du ciel. Il était heureux comme un roi qui
parcourrait un empire sans frontière. Les jours de tempête étaient
toutefois les plus pénibles ; quand les cataractes des vagues
croulaient dans l'ouragan, Scorf se cramponnait à son balai, à son
inusable et rustique balai de genêt et s'efforçait de nettoyer la bave
rageuse de la mer. Il avançait en criant dans la tempête son chant de
marche, de travail et de victoire :
"De haut en bas de bas en haut,
Balaie, balaie mon gars,
De Port-Even à Bornéo,
Balaie, balaie mon gars."
Pendant quelque temps, les navires qui passaient furent surpris de
voir un homme se promener sur les flots. Il fut toutefois vite connu et
quand le marin de quart criait : "Un homme à la mer!" le capitaine,
après avoir vivement regardé dans sa grosse lunette, répondait : "Ce
n'est rien, matelot, c'est Scorf, le marin qui balaie la mer". Si le
navire passait près de lui, Scorf le saluait cordialement : -Bonjour, Scorf, balaie bien la mer, lui disait aussi l'équipage.
-Salut les gars! répondait Scorf qui se précipitait pour effacer les traces d'écume que le bateau laissait sur les vagues.
Les saisons passaient. Scorf devenait sec comme le plus sec des
harengs, mais il était heureux. Il n'avait jamais pensé à se retourner
et n'avait donc jamais vu que son travail était sans profit ; l'écume,
la mousse, les algues, les saletés qu'il balayait revenaient quelques
instants plus tard à la surface des flots. Mais Scorf avait confiance
en lui.
Après avoir marché et balayé sans cesse, Scorf, un soir où le
soleil se posait sur l'horizon comme un fruit flamboyant, se trouva
devant une haute muraille de rochers farouches où la mer se brisait en
grondant. Scorf avait atteint le bout du monde. Sur l'énorme chaos de
roches se dressait une balise noire si haute qu'elle touchait aux
nuages. Sur la balise, Scorf lut, écrit en grandes lettres blanches :
"Le Diable Vauvert."
-Quel diable est-ce là? se demanda Scorf qui cessa un moment de balayer.
-Méfie-toi, Scorf, méfie-toi, lui dit un marsouin qui passait : le
Diable Vauvert se cache au bout du monde car il est le plus méchant de
tous les diables.
-Bah, dit Scorf, qu'il vienne : j'ai balayé de Port-Even à
Bornéo, j'ai balayé des montagnes de mousse et de saleté, mon balai est
encore solide ; je balaierai le Diable Vauvert.
-C'est le plus méchant des diables, prends garde, lui répéta le marsouin.
-Je te redis que je le balaierai, me comprends-tu, faux poisson ; je le balaierai comme une poussière.
-Qui parle de me balayer comme une poussière? dit alors une voix terrible qui semblait la voix même de l'oceéan.
En entendant le diable, le marsouin plongea aussitôt ; ni vu ni
connu. Scorf ne s'émut ni de sa solitude, ni de la grosse voix. Il
recommença de marcher, de balayer et de chanter.
-C'est toi, Scorf, qui veut me nettoyer, dit la voix? regarde,
retourne-toi, niais que tu es : la mer est encore plus sale
qu'autrefois.
Scorf ne se retourna pas et avança vers le Diable Vauvert en chantant :
"Que tu sois laid, que tu sois beau,
Balaie, balaie mon gars,
Balaie le ciel, la terre et l'eau..."
-Je te balaierai moi-même, dit le Diable !
Scorf ne put continuer sa chanson, on le vit, avec son balai,
tourbilloner comme une feuille dans une rafale. Tantôt ils se
redressaient, roulaient sur la crête des vagues, tantôt voltigeaient,
soulevés par un invisible souffle. C'était effrayant. Puis Scorf et son
balai tournoyèrent un moment comme un moulin de feu d'artifice. On
entendit encore l'écho du refrain : "Balaie, balaie mon gars..."
Ensuite, il n'y eut plus que les vagues, l'écume, les nuages, le
silence et une odeur de soufre et de feu qui se répandit jusqu'au
large.
Ainsi disparut Scorf, le marin qui balayait la mer.
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Le tout est sur mon blog, j'ai pas envie de poster un commentaire de trois pages..